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PIERRE GIRARD
à l’absence de systématicité de l’oeuvre, défaut d ’autant plus grave aux
yeux de Croce que la perspective de Vico était volontairement scienti-
fique. Selon Croce, Vico enchevètre les niveaux dans la
Scienza nuova,
mélangeant la philosophie, l’histoire et la Science empirique, «in uno sta­
to come di ebrezza»13. Du coup, Croce est aussi bien insensible aux dé-
couvertes majeures de Vico, tels les «universali fantastici», qu’il qualifie
de «monstres logiques», qu’à la forme poétique si particulière de la
Scien­
za nuova
, synonyme avant tout pour lui d ’obscurité et d’absence de sys-
tématicité.
Cette égalité de traitement se retrouve également de manière positi­
ve chez ceux qui voient en Gracian et en Vico des formes nouvelles de
pensée, originales, en particulier dans leur capacité à proposer une al­
ternative au cartésianisme. On peut ici faire référence aux remarques
d’Ernesto Grassi qui relient Gracian et Vico dans le mème type de valo-
risation14. La force des deux penseurs serait d’avoir défini une «logique
de l’imagination» permettant de suppléer, puis de remplacer une raison
impuissante car enfermée dans les cadres rigides du cartésianisme. Mais
c’est certainement dans l’approche d ’Emilio Hidalgo-Sema15qu’une fel­
le idée se trouve développée le plus longuement. Gracian serait ainsi ce-
lui qui a su développer une «lògica ingeniosa»16permettant à la fois de
s’opposer à la méthode cartésienne et de proposer une alternative, un
«mètodo de conocimiento no racional»17. Que ce soit chez Grassi ou
chez Hidalgo-Serna, ce qui est à chaque fois apprécié et mis en avant
chez Vico et chez Gracian, c’est leur capacité à proposer des modes de
pensée qui non seulement s’opposent au cartésianisme, mais se montrent
mème supérieurs à lui par leur faculté de pénétration et leur capacité à
saisir ce qui échappe à la raison, en particulier gràce à 1
'ingenium.
Or sur cette question de
Xingenium,
toutes les approches critiques
semblent confluer. On l’a vu, pour Croce, ce qui est critiquable chez Vi­
co comme chez Gracian concerne l’absence de systématicité de leur
oeuvre, ainsi que l’aspect complexe et insaisissable de leur forme. Or c’est
13
Ibid.,
p. 142.
14 Sur ce point, voir en particulier E.
GRASSI,
La filosofia del Llumanismo. Preeminettcia
de la palabra,
Barcelona, 1993 [1986], pp. 195-196. Plus généralement, voir de Grassi:
Die
Macht der Phantasie. Zur Geschichte abcndlandischen Denkens,
Kònigstein/Ts., 1979;
Vico e
l’Umanesitno,
tr. it. Milano, 1992.
15 Voir en particulier E. H
idalgo
-S
erna
,
EI pensamiento ingenioso en Baltasar Gracian,
cit.; I
d
.,
Actualidadyfunciónfilosòfica del Humanismo espanol anterior a Vico,
in
Pensar para
el nuevo siglo. Giambattista Vico y la cultura europea,
E. Hidalgo-Serna-M. Marassi-J. M. Se-
villa-J. Villalobos (editores), Napoli, 2001, pp. 951 ss.
16 I
d
.,
El pensamiento ingenioso en Baltasar Gracian,
cit., p. 74.
17
Ibid.,
p. 137.
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