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PIERRE GIRARD
ne se contentent pas de mettre théoriquement en relief la notion
à 'inge­
nium,
mais ils s’en servent pratiquement dans la construction rhétorique
de leurs textes, ce qui leur donne une forme si particulière22. C ’est ce
rapport entre
Xingenium
et la construction d ’un nouveau discours phi-
losophique que nous voulons étudier dans les pages qui suivent, en nous
fondant plus précisément sur
VAgudeza
de Graciàn et la
Scienza nuova
de Vico.
Un point de départ commun à nos deux auteurs pourrait renvoyer à
leur attitude analogue face au cartésianisme et à la représentation du
monde et de la réalité qui en découlent. On retrouve dans les deux cas
la mème idée: en réduisant le monde au «clair» et au «distinet», l’ap-
proche de Descartes simplifie et lisse de manière illégitime une réalité
complexe qui ne peut étre réduite aux catégories de la simple raison. La
réalité présente au contraire des aspérités, des particularités, une com-
plexité dont doit rendre compte la pensée. La réalité résiste donc à une
approche purement rationnelle. Elle ne se laisse aborder ni simplement,
ni facilement. Cette idée revient à plusieurs reprises chez Graciàn qui
parie de «naturaleza enganosa» ou de «enganoso mundo»25. Le sage se
trouve face à un monde complexe, «este mundo en cifra»24, dont il lui
faut rendre compte et qu’il lui faut déchiffrer: «Mas se requiere hoy pa­
ra un sabio que antiguamente para siete»25. On retrouve une telle idée
chez Vico. Le monde n’est jamais diaphane pour la raison. Vouloir le ré-
duire aux catégories cartésiennes revient à construire un monde artifi-
ciel26, fictif, faussement simple, «il quale fossesi composto di linee, di nu­
22 Ce ròle de la synthèse, de la participation active de
Xingenium
du lecteur est du reste ex-
plicitement soulignée par Vico dans ses
Institutiones oratoriae
où il indique vouloir enseigner
l’art de la rhétorique avec peu de préceptes, mais avec le plus grand nombres possibles
«d ’exemples» (cfr.
Inst.,
§ 10, pp. 44-45). L’approche de Vico rejoint ici cela meme qui avait été
critiqué chez Graciàn dans
VAgudeza,
à savoir, comme le rappelle Benito Pelegrfn dans sa tra-
duction, le nombre excessifd ’exemples:
Art etfiguresdeiesprit,
traduction, introduction et notes
de B. Pelegrin, Paris, 1983, p. 85. La forme particulière des textes qui en résultent explique peut-
ètre le fait qu’ils aient été traduits sans qu’on tienne compte de la complexité des niveaux rhé-
toriques (dans le cas de Vico) ou très tardivement (dans le cas de
VAgudeza
de Graciàn).
23 B.
G ra c ià n ,
El Criticón, Crisi quinta,
in
OC,
p. 852.
24 I
d
.,
El Héroe,
III, in
OC,
p. 11.
25 I
d
.,
Oràculo manualy arte deprudencia,
in
OC,
p. 205. Sur ce point, voir les remarques
de F.
S
em erari
,
La fine della virtù. Graciàn, La Rochefoucauld, La Bruyère,
Bari, 1993, pp.
39 ss.
26 Cfr.
De rat.,
IV.
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