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PIERRE GIRARD
S ’affronter à une difficulté n’est done en rien le signe d ’une méthode
qui échoue, mais au contraire l’indication d ’une pensée qui se confron
te, se risque de manière réelle avec un monde complexe. La meilleure
expression de ce risque apparaìt dans les nombreuses expressions, en ap-
parence contradictoires dans les termes, que l’on retrouve aussi bien chez
Vico que chez Graciàn. Les «conceptuosas imàgenes» de Graciàn sem-
blent à première vue tout aussi mystérieuses que les «universali fantasti
ci» vichiens. Comment une image peut-elle avoir la force d ’un concept?
De la mème manière, les «universali fantastici», à savoir ces images créées
par l’imagination poétique toute-puissante des premiers hommes, qui
ont la valeur de concepts, peuvent sembler contradictoires pour une rai-
son cartésienne33. Mais derrière ces formules paradoxales, il faut voir
avant tout une pensée en action, qui trouve dans le paradoxe, la diffi
culté, le moteur mème de sa propre progression, à savoir une efficacité
heuristique que la transparence rationnelle du monde cartésien avait
supprimé.
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Le projet de Vico, comme celui de Graciàn ne saurait done ètre ré-
duit à un simple but littéraire ou moral. En ce sens, le qualificatif de «ba-
roque», par son aspect multiforme et vague, souligne plus une difficul
té qu’il ne permet d ’en résoudre. Comme nous l’avons vu, Graciàn po
se des problème liés à la connaissance et adopte de fait une perspective
épistémologique et cognitive. En ce sens, on peut partager l’opinion d ’E.
Hidalgo-Sema et reconnaitre la valeur véritablement philosophique de
la pensée de Graciàn, l’existence d ’une «lògica del ingenio»34. On re-
vanche le rapport de cette «logique» avec la raison est plus difficile à dé-
finir. En effet, pour Hidalgo-Sema, la mise en avant de 1
’ingenio
chez
Graciàn constitue avant tout une pensée alternative à la raison. Pour cet
te lecture, le «rationalisme» et l’idéalisme n’ont vu dans
Xingenium
qu’un
procédé littéraire, qu’un pur artifice, sans réelle valeur épistémologique
33 Notons au passage que la critique qui valorise ces formules chez Vico, comme chez
Graciàn utilise elle-aussi des formules paradoxales. Ainsi Grassi parle-t-il d ’une «logica della
fantasia» à propos de Vico, in
Vico e l’Umanesimo,
cit., pp. 53 ss. Cette mème idée est repri-
se par D. Ph. Verene, qui attribue à Vico la paternité d ’une «Science of Imagination», in
Vi
co’s Science ofImagination,
Ithaca and London, 1981. De la mème fa<jon, Hidalgo-Sema voit
chez Graciàn une «lògica ingeniosa» ou, comme nous l’avons vu, une «mètodo de conoci-
miento no racional». Le paradoxe est ici utilisé à dessein afin de montrer la force probléma-
tique de telles notions et leur valeur heuristique.
34 E.
H
idalc
.O-S
erna
,
El pensamiento ingenioso en Baltasar Graciàn,
cit., p. 11.