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PIERRE GIRARD
L’art qui est développé dans
XAgudeza
n’est pas destiné de manière ex-
clusive au simple technicien de la rhétorique, mais s’adresse aussi bien à
l’homme politique, à l’orateur qu’à l’historien92. La question de
Xinge
nium
débouche donc immédiatement sur la pratique et la politique. Il
est à nouveau frappant de voir l’analogie entre Graciàn et Vico, en par
ticulier sur la question de la prudence. De mème que l’art exposé dans
XAgudeza
ne saurait se réduire à une simple exposition littéraire, mais
doit étre mis en relation avec les traités moraux et politiques de Graciàn,
ce qui revient du mème coup à donner une unité à son
corpus
, de mème,
les longues digressions théoriques de Vico sur la question de
Xingegno
ont avant tout une visée pédagogique et civile. Ne pas ignorer le ròle de
Xingegno
dans la connaissance, voir en lui une part essentielle de la rai
son, c’est avant tout se donner les moyens d’accèder et de vivre dans un
monde complexe et changeant.
Lingegno
devient ainsi l’instrument prin-
cipal de la prudence, c’est-à-dire de cette capacité d ’agir dans le vrai-
semblable en créant de nouvelles relations et en déterminant, de maniè
re topique, les «circonstances» qui les rendent efficaces:
la science diffère surtout de la prudence en cela qu’excellent dans la
science ceux qui recherchent la cause unique qui a produit de nombreux ef-
fets naturels, alors que se signalent par leur prudence ceux qui recherchent,
pour un fait unique, le plus grand nombre possible de causes, afin de pou-
voir conjecturer quelle est la vraie93.
La prudence naìt donc de la convergence entre les deux lignes, de
cette nouveauté qu’il faut créer à chaque fois pour constituer le tissu to
pique permettant de rendre compte et d ’agir dans un monde complexe.
* * *
On voit ainsi dans quelle mesure la question de
Xingenium
établit une
réelle continuité théorique et conceptuelle entre Graciàn et Vico. Au-
delà des références et des définitions communes, l’essentiel de cette
proximité renvoie à une volonté de ne pas réduire le champ de la raison
à ses simples procédés logiques et abstraits, mais à en manifester la com-
92 Sur ce point, voir les remarques de A. EGIDO, in
Humanidades y dignidad del hombre
en Graciàn,
Salamanca, 2001. Citée par G . SERÈS, in
El ingenio de Huarte y el de Graciàn. Fun
damentos teóricos,
cit., p. 53.
93 G . VlCO,
La méthode des études de notre temps,
in II).,
Vie de Giambattista Vico écrite
par lui-mème, Lettres, La méthode des études de notre temps
, trad. A. Pons, Paris, 1981, VII,
p. 239.